Faire mentir le paradoxe de Solow
Le véritable et principal défi de la transformation numérique des organisations
Chaque jour ou presque, je rappelle autant à mes clients, aux participants à mes formations ou conférences, qu’à mes consultants, que le véritable défi de la transformation numérique est de : ‘faire mentir le Paradoxe de Solow’ ! Pour celui qui n’est toujours pas convaincu, des études très récentes et des plus sérieuses viennent de le confirmer, qui plus est en France…
Rappel et mise en perspective du Paradoxe de Solow
Robert Merton Solow, Prix Nobel d’Economie 1987, publia le 12 juillet dans le New York Times une critique d’un ouvrage intitulé ‘Manufacturing Matters: The Myth of the Post-Industrial Economy’ de Stephen Cohen et John Zysman paru le 3 juin 1987. Nous verrons que trente ans plus tard cette analyse est d’une actualité incroyable.
Solow confirme son accord avec les auteurs sur le fait que les Etats-Unis ne pouvaient pas abandonner leur industrie manufacturière conformément au mythe de l’émergence d’une ‘économie post-industrielle’ pour 2 raisons majeures. Premièrement, les services sont souvent fortement rattachés à la production de biens. Deuxièmement, pour pouvoir les acheter à l’étranger, il faut que le secteur des services soit en mesure de générer suffisamment de valeur pour se le permettre, ce qui n’était pas le cas.
Solow reproche essentiellement aux deux spécialistes d’économie internationale à Berkeley de ‘se défiler’ lorsqu’ils constatent que l’industrie américaine n’a pas été en mesure de capitaliser sur la révolution technologique, en particulier l’automatisme. D’autant plus qu’ils affirment dans leur livre : ‘Nous n’avons pas à montrer que les nouvelles technologies constituent une rupture avec les modèles passés de la croissance de la productivité’ …/… Celle-ci est due non seulement sur le potentiel que représentent les technologies, mais plutôt sur comment elles sont réellement utilisées’.
Le commentaire de Solow est cinglant : ‘Ils sont comme tout le monde, quelque peu gênés par le fait que ce que l’on pense comme étant une révolution technologique, engendrant un changement drastique de la productivité, a été observé partout, incluant le Japon, soit une baisse de croissance de la productivité, et non une augmentation. Vous pouvez voir l’ère de l’informatique partout, sauf dans les statistiques de la productivité’.
C’est cette dernière phrase, véritable ‘pavé dans la marre’, que reprendront de nombreux analystes et autres commentateurs.
Validité du Paradoxe de Solow
Evidemment, ce qui était vrai il y a 30 ans, ne l’est plus forcément aujourd’hui. De nombreux détracteurs de Solow expliquent que les études macro-économiques ne considèrent pas toujours le délai de latence entre l’investissement et le moment où la valeur se crée réellement. Ceci est un argument pertinent, mais pas le fond du problème.
Pourtant, toutes les études de Stephen Roach de Morgan Stanley à McKinsey essayant d’identifier une quelconque corrélation entre dépense informatique et création de richesse se sont avérées non conclusives, et ce depuis bientôt 40 ans.
En Mai 2001, Philippe Askénazy et Christian Gianella dans un rapport de l’INSEE intitulé ‘Le paradoxe de productivité : les changements organisationnels, facteur complémentaire à l’informatisation’, écrivent : « L’apparente absence d’impact des technologies de l’information sur la productivité globale des facteurs cacherait en fait un double phénomène : de forts gains de productivité dans les entreprises ayant adopté simultanément des innovations technologiques et organisationnelles et un échec de l’informatisation dans les entreprises qui n’ont pas réorganisé leur processus de production. »
Plus récemment des économistes brillants et nobélisables comme Robert J. Gordon (‘The Rise and Fall of American Growth, 2016)’ ou encore Larry Summers (‘La stagnation séculaire’, 2016) ont démontré sur la base de chiffres très récents que le Paradoxe de Solow était toujours d’actualité.
A l’évidence, et comme nous l’avons souvent écrit : « la technologie seule n’a aucune chance de créer une quelconque valeur ». Il s’agit, ni plus, ni moins, d’un fantasme ou encore d’une utopie technologique issue de la paresse humaine à sur-simplifier des problématiques complexes !
Confirmation récente en France du Paradoxe de Solow
Un rapport très récent, puisqu’il date d’octobre 2018, de la Fabrique de l’Industrie et de France Stratégies (‘L’investissement des entreprises françaises est-il efficace ?’) indique que l’investissement immatériel en France (logiciels, BDD, etc.) est bien plus important que dans les autres pays européens, sachant que depuis dix ans les entreprises françaises ont un niveau d’investissement globalement plus élevé. Depuis 1995, la France investit dans l’immatériel en moyenne 3 fois plus que ses principaux rivaux. Pourtant, elle n’est pas plus productive, ni compétitive que ces collègues, bien au contraire.
En parallèle, comme le mentionne Philippe Rosé dans l’éditorial de son dernier numéro de Best Practices (N°222) : « La huitième édition du Top 250 des éditeurs de logiciels français, réalisée par Syntec numérique et EY, révèle que le secteur se porte très bien. La croissance du chiffre d’affaires a atteint 12 % en 2017. Avec 15 milliards d’euros, c’est un doublement par rapport à 2010…/… ‘Les éditeurs ont su développer des modèles économiques pérennes, qui mènent à la rentabilité, 81 % d’entre eux ont été profitables en 2017’, souligne Jean-Christophe Pernet, associé EY en charge de l’étude. »
D’un côté, l’on constate une décroissance forte de la productivité, de l’autre côté, une croissance forte de l’activité. Il y a forcément une explication voire une corrélation.
Aussi, nous ne pouvons apporter qu’une modeste précision au Paradoxe de Solow : « A l’instar des éditeurs, le ‘Producteur des technologies et services informatiques’, crée de la valeur, alors que le ‘Consommateur’, n’en crée pas, bien au contraire. »
Voilà le principal et véritable défi de la transformation numérique à relever : faire mentir le Paradoxe de Solow !